dimanche 9 novembre 2008

L'épée de Farraj

L'été est propice aux obligations familiales dominicales...

Ces obligations duraient le temps d'une matinée, d'une après-midi ou d'une journée entière. Nous allions visiter des cousins de degrés lointains dont on se souvenait vaguement du nom ou des arrière-grands-oncles dans un village reculé de la Montagne.

Certaines de ces journées étaient ennuyeuses pour l'enfant que j'étais, voire même pour les adultes quelquefois. D'autres journées néanmoins m'ont profondément marquées.

"Si tu es sage, me disais ma mère, il te montrera son épée." Je n’étais pas un enfant particulièrement dissipé, ni même franchement turbulent. Disons que ma mère avait trouvé une motivation à l’une de ces visites familiales.

Il s'agissait de Jeddo Farraj, mon arrière-grand-père maternel.

Avant ce fameux jour, je ne le connaissais qu'au travers de photographies en noir et blanc chez mes grands-parents. Il y est en costume d'apparat, portant un uniforme et une épée.

Farraj n'était pas un militaire mais un proche du Cardinal Gabriel Tappouni, archevêque d'Alep devenu plus tard patriarche de l'Eglise catholique syriaque. Il était en quelque sorte le bras droit de ce dernier et son homme de confiance ainsi que Chevalier de l'Ordre de Malte.

Ma mère m'expliquait donc que j'allais rencontrer un chevalier!

Farraj habitait dans le secteur du Musée de Beyrouth. Malgré la guerre et la proximité de la "Ligne Verte", jamais il n'accepta de partir. Sans doute en avait-il vu d'autres.

"C'est mon petit dernier, Jeddo" dit ma mère à son grand-père quand vint le tour de me présenter après mon frère et mes soeurs.

La famille maternelle était présente ce jour-là. Les meubles du salon étaient beaux et anciens. Quelques décorations de Farraj ornaient les murs de l'appartement, ainsi que des portraits.
Nous buvions de rafraîchissants Jellab et je dégustais pour la première fois des marzipans.

Il était assis dans un fauteuil et un sourire illuminait son beau visage; celui des personnes âgées ravies d'être entourées par les siens et sa descendance.

Il était néanmoins bien fatigué.

"Habibi, il te montrera son épée une prochaine fois" me dit ma mère. J'avais été pourtant bien sage...

Mon arrière-grand-père avait fui les massacres des chrétiens de Mardin, dans le Sud-est de l'Anatolie. En 1915, l'Empire Ottoman décida de déporter et massacrer les Arméniens et les hommes d'autres minorités chrétiennes de rite chaldéen, syriaque ou protestant. Les hommes étant principalement menacés, il réussit à s'enfuir à dos de chameau déguisé en femme jusqu'en Syrie et s'établit plus tard au Liban.

Au cours de cette après-midi, Jeddo Farraj s'éclipsa un court instant. Puis il revint, se plaça au centre de la pièce pour être entouré de tous les convives et brandit enfin son épée sous les applaudissements.

Il y avait dans son regard une intensité et du courage. Il puisa dans ses forces pour lever le lourd sabre au dessus de sa tête.

Je me souviendrai toujours de son regard. Certes, j’étais beaucoup trop petit pour lui parler ou comprendre certaines choses. Je souhaitais simplement qu’il me raconte des histoires de chevalier ou qu’il me laisse jouer avec son épée. Je revois toutefois encore son regard et cette intensité que je ne pouvais expliquer du haut de mes cinq ans.

Les mois passèrent, quelques années peut-être. Je demandais innocemment à ma mère qu'était devenu Jeddo Farraj et s’il se portait bien. Elle m'annonça très surprise qu'il nous avait quitté et qu'il reposait désormais en paix.

La nouvelle me secoua et j'en voulus à mes parents de me l'avoir caché. Sans doute avaient-ils pensé que je ne me souviendrais plus de lui, vu mon très jeune âge et le sien très avancé.

Il me laissa très vite un souvenir indélébile, même si je n’étais pas encore en âge de comprendre l’héritage de cet homme.

Celui d’un véritable Levantin au destin formidable, témoin de l’histoire tourmentée de cette partie du monde au début du siècle dernier ; témoin de la folie des hommes à la fin de celui-ci.

Celui d’un Levantin à un autre.