lundi 31 mai 2010

Les 7 erreurs


Epilogue II







Meshwar

Je suis enfin de retour à Beyrouth, ce qui n’est pas étranger à mon inspiration du moment. Même si mon absence n’a pas été longue, je veux me réapproprier ma ville en ce délicieux mois de Mai.

Mai est mon mois préféré au Liban.

Je chausse mes Convers pour aller explorer des rues et des impasses devant lesquelles je suis toujours passé sans parfois m’y aventurer. J’essuie mes lunettes, éteins ma cigarette et tends l’oreille.

C’est un peu la saison des tapis, en ce mois de Mai. Ils sont accrochés sur les balcons et attendent d’être tapés à l’aide d’une typique raquette en osier. « Dans le temps », la municipalité n’autorisait de les taper qu’entre huit heures du matin et Midi. En effet, avant huit heures les habitants dormaient encore, et à Midi les écoliers étaient de retour et leurs parents faisaient la sieste.

Il existe encore quelques jardins dans Beyrouth, tel le Jardin des Jésuites, où les enfants revenus des écoles peuvent se défouler et jouer dans le sable, plus souvent surveillés par des gouvernantes Sri-lankaises que par leurs mamans. La circulation automobile autour du jardin se fait plus calme, loin des klaxons et sirènes de l’avenue Charles Malek.

Toutefois, il n’est pas improbable au hasard des ruelles de découvrir des jardins privés où cyprès et bougainvilliers résistent encore au béton. Plantes et fleurs s’invitent chez les voisins, grimpant les murs décrépis et parfumant l’air d’une odeur de jasmin.

Je me hasarde dans une de ces ruelles où une résidente d’un certain âge assise au balcon de son étage donne sa liste de courses à un marchand de légumes itinérant. Il transporte sa marchandise dans une mythique Hippie-van Volkswagen. Elle cuisinera sans doute une loubieh-bil-zeyt[1] à déjeuner.

La ruelle est très certainement « à caractère traditionnel », mais aucun écriteau ne l’indique. Les maisons de couleur jaune ocre ou blanche se succèdent, entre bougainvilliers et jasmins. Celles-ci datent de l’époque du Mandat, celles-là datent plutôt de l’Indépendance. Elles sont tantôt habitées, tantôt abandonnées au regard des vitres brisées et des lourdes chaines cadenassant les portes de fer forgé. J’espère que leurs persiennes se rouvriront un jour.

Je reste absorbé devant la porte de l’une d’elle. Quand leurs propriétaires sont-ils partis ? Que sont-ils devenus ? Dans quel pays, ou sur quel continent ont-ils refait leur vie s’ils sont encore de ce monde ?

Quand une odeur de café m’arrache à mes pensées… « Tfaddal !»[2]. Une dame m’invite à boire un café avec elle. Je la remercie poliment et poursuit mon chemin au bout duquel un escalier étroit me ramène vers une rue plus animée.

Ferns et pâtisseries dégagent des odeurs de thym, de pains frais et de gâteaux gigantesques. Je reconnais le trictrac des dés roulant sur un tablier de bois, autour desquelles joueurs et commerçants spectateurs du quartier discutent des dernières élections locales. Certains n’ont pas encore réussi à se débarrasser de l’encre violette marquent leur pouce, signe du devoir communautaro-républicain accompli.

Du haut des escaliers Geara, je contemple une partie de la ville ainsi que son port. En descendant ces Daraj[3], je m’attarde devant un chantier et observe le mouvement des pelleteuses mécaniques venant froidement à bout de ce qui était une demeure à trois arcades. Une vieille habitante de Geitawi les remonte et, arrivée à mon niveau, m’interpelle :

اولك بهدوا هل بناية؟[4]

. انشالله لا بس اكيد بهدوها شي يوم[5]

L’habitante m’explique qu’un investisseur golfiote aurait racheté ce terrain par le biais d’un acheteur écran libanais. Vérité ou rumeur ? Je boue de l’intérieur.

« C’est le cas des trois-quarts d’Achrafieh ! شو فينا نعمل [6] ! Les gens s’appauvrissent… ils n’ont d’autre choix que de vendre… » me dit-elle.

Mes préoccupations de bourgeois ‘Frenchy coucou’ ne sont effectivement pas celles du Beyrouthin ordinaire, lequel n’a plus les moyens de se soigner, d’éduquer ou parfois nourrir ses enfants et qui vit dans un palais qu’il ne peut plus entretenir.

« Il faudra bruler un jour ses politiciens ! » me dit l’habitante au pouce violet pour conclure notre bref échange. Sans doute. J’allumerais volontiers le premier la mèche.

Je finis par m’éloigner du chantier et me demandant comment cette pelleteuse avait-elle pu y accéder.

Les escaliers me mènent à la rue du Fleuve, prolongement de la rue Gouraud de Gemmayzeh.

Les commerçants et artisans du quartier s’affairent : ébénistes travaillant le bois, couturiers rapiéçant de vieux vêtements, merceries vendant des boutons, maraîchers soignant leurs étalages, coiffeurs rasant les papis du quartier, quincaillers vendant je ne sais quoi. Ils prennent une pause à l’ombre d’un ficus ou d’un murier. Une grande ardoise adossée contre un mur sur laquelle une écriture d’enfant a décliné au masculin, féminin et pluriel des noms d’animaux me laisse penser que la francophonie n’est pas encore morte au Liban.

Je veux retrouver la Brasserie du Levant qui appartenait au Grand-père de mon ami d’enfance. Elle doit être prochainement démolie. L’immeuble date des années 30, en face duquel je découvre qu’une loge maçonnique a élu domicile. Il y a quelques entrepôts et usines désaffectés aux alentours, signes d’une prospérité passée, livrés aux chats du quartier. Je me rêve en maire rachetant ces bâtisses afin de les transformer en théâtres, bibliothèques, musées ou cinémas…

La gare ferroviaire, proche du lieu d’inhumation de mes grands-parents paternels, est à quelques pas mais le gardien des lieux ne me laissera pas la visiter sans autorisation d’une sorte de… chef de gare ! Je distingue toutefois la cheminée de la locomotive entre les platanes du jardin de la gare.

Il n’est pas vrai qu’une promenade à Beyrouth soit une épreuve physique, les trottoirs inexistants n’ont jamais empêché de marcher. Il ne faut pas avoir peur d’affronter les émotions d’une promenade dans les rues, les escaliers et les impasses de Beyrouth. On y est pris d’un sentiment inexplicable de nostalgie pour un passé parfois méconnu.

Chaque chantier dans Beyrouth, chaque putain de tour d’ivoire qui se construit est une nouvelle blessure qu’on inflige à la ville et à ses habitants. Les gros entrepreneurs sont devenus nos nouveaux snipers. Une tristesse m’envahit lorsque, planté comme un idiot devant une maison en ruine que l’on achève, je crois être le seul témoin de l’absurde. Avoir le sentiment d’être le seul à s’insurger.

On dit que Beyrouth est mille fois morte, mille fois revécue.

Mais jusqu'à quand Beyrouth restera-t-elle Beyrouth?




[1] Plat de haricots cuisinés à l’huile

[2] Bienvenue

[3] Escaliers

[4] A ton avis, vont-ils démolir cet immeuble?

[5] Je ne l’espère pas, mais il est certain qu’ils le feront un jour

[6] Que pouvons-nous faire ?

lundi 10 mai 2010

Nos agates

- Je peux être les Américains cette fois? demande-je à mon grand frère.

- Non ! Lorsqu’on joue ensemble, je prends les Américains, et toi les Allemands.

- Pfff… d’accord, mais j’aurai droit à plus de billes alors. Ma requête reste sans réponse.

Débordante imagination chaque vendredi matin : les billes servaient à imiter obus et bombes. Après ne pas nous être mis d’accord, nous déversâmes le contenu de trois grandes boîtes de plastic sur la moquette bleue de notre chambre et commencions à faire le tri parmi soldats allemands de couleur grise et soldats américains de couleur verte. Parfois, j’espérai que notre moquette soit verte, afin de représenter au mieux les campagnes d’Europe, ou jaune afin d’imiter les contrées désertiques d’Afrique du Nord… mais cela n’aurait pas été du goût de ma mère.

Les couvertures assez épaisses de nos lits servaient à faire des montagnes et autres grottes où des soldats de la Wehrmacht tendraient un piège aux Marines de mon frère ayant débarqués en Normandie. Nos tables de nuit servaient de bunker et nos bandes dessinées de tentes. Ma tactique nulle était inspirée du cinéma de guerre américain dont mon père était friand, Anzio, Dirty Dozen ou Les Canons de Navarone.

Nos chars et fantassins avaient des tailles disproportionnées. Nous préparions avec beaucoup de soin nos camps respectifs, voués à être « billés » par notre lot d’agates.

La partie commence. J’ai l’impression, comme a chaque fois, que mon frère a deux fois plus de billes que moi et d'être foudroyé par une force mécanique supérieure... Mes soldats tombent un à un et je commence à m’énerver. Chacune de nos parties se solderait de toute façon par une dispute à propos duquel de l’un ou de l’autre l’avait remporté, celui ayant perdu la partie devant ranger la chambre… ou le plus jeune, ce qui n’était pas prêt de changer.

Je me consolais en pensant que finalement les gentils de l'epoque avaient gagné et que le nouvel ordre qui s’installerait sur notre chambre ouvrirait une période de paix et de prospérité… jusqu'à la prochaine partie de ce genre.