mercredi 15 février 2012

Marc de café

Je me préparais à faire ma tournée familiale. Un petit coup de téléphone afin de m’assurer que mes proches sont bien chez eux.


J’appelle ma tante :
- « Je peux passer ? »
- « Ahla w Sahla ! »

J’enfilais ma veste marron et sortait. Le trajet qui me sépare de la maison familiale paternelle est court mais rempli de souvenirs. Quelques minutes de marche me rappellent des années d’enfance. Elles me reviennent à chacun de mes pas me rapprochant de la vieille bâtisse jaune ocre. Je marche au milieu de la rue, les trottoirs étant trop étroits ou inexistants.

J’emprunte la rue de la Gare ; un nom de rue sans doute connu de personne, mais m’ayant toujours rappelé le pictogramme des trains sur les plateaux de jeu de société « Monopoly ». C’est sans doute pour cela que je m’en souviens encore en passant devant la plaque de rue bleue abîmée par le temps et les flammes.

Peu d’immeubles ont poussé dans ce quartier en raison d’un projet d’autoroute vieux de plus de cinquante ans qui tarde à se réaliser… Parfois, le rythme oriental est salutaire. Je croise marchands ambulants et vendeurs de fruits et légumes sur le chemin et autres artisans. Les cris d’enfants se font entendre depuis le Jardin de Jésuites tout proche, un des derniers poumons verts de la ville.

J’arrive au carrefour de l’Hôpital Orthodoxe. Des panneaux indiquent que le sens de la circulation des voitures aurait changé depuis quelques mois ; les automobilistes préfèrent cependant s’en tenir à leurs habitudes acquises depuis des années. Je m’engage dans la rue Asseily où quelques papis parlant arménien jouent au tric-trac sur les marches de leur paroisse du quartier.

Je suis déjà arrivé. Mon oncle et ma tante étaient sur le balcon et attendaient que j’apparaisse au coin de l’immeuble. D’autres voisins de la rue étroite semblent me reconnaître malgré les années, ma barbe et leurs cheveux grisonnants. Ils me sourient et me souhaitent la bienvenue tout en m’invitant à boire le café. Je les remercie ; une autre tasse de café m’attend sûrement déjà.

- « Smallah ! Tu as encore grandi, me disent mon oncle et ma tante en m’embrassant sous le portrait peint de mon arrière arrière-grand-père, dont mon père semble avoir perpétué la moustache.

Ici à part la télévision ou le climatiseur, rien ne semble avoir changé ou bougé depuis mon enfance : ni les meubles ou les tapis ; ni les ouvrages ou photographies ; ni le parfum du jasmin sur le balcon, ni la curiosité des voisins ; ni la pile de vieux numéros de la Revue du Liban dont le papier jauni relatait les actualités passées d’une guerre dont on ne veut plus se souvenir. Ambiance design rétro et pourtant ils ne sont pas bobos. Les plafonds sont toujours aussi hauts, le téléphone a toujours son cadran rotatif.

Et le café – turc ou libanais – est toujours à la cardamome.

Nous rattrapons un peu du temps.

- « Tu prends le café comment ? Sucré n’est-ce pas ? Comme toujours ! »

Ma tante s’éclipse au milieu d’une discussion politique et fait des allers-retours entre la cuisine et la salle de séjour aux plafonds hauts.

Elle apporte enfin les cafés. Je porte la petite tasse à mes lèvres. J’aime le son d’une tasse de café reposée sur sa coupelle. Et la discussion se poursuit autour de la situation locale ou régionale, comme d’habitude, des projets de vacances, de la situation en France, du travail ; tout en alternant libanais et français chantonnant, presque musical; tout en dégustant le café.

Dernière gorgée. Je retourne délicatement la tasse sur la soucoupe afin de laisser le marc de café s’y égoutter et imprimer des formes qui seront interprétées par ma tante. Elle s’assoit silencieusement à côté de moi pour en étudier les traces et leurs contours, laissées sur les bords et le fonds de la tasse, sur ses parois intérieures ou extérieures.
"فنجان حلو...سمالله...الطريق مفتوح وأبيض...في عصفور فوق راسك وولد صغير عام بيطفرج عليك..."
De son petit doigt, elle me les montre. Mon oncle se rapproche également. « Regarde, tu les vois ? »

Elle hoche de temps à autre la tête ou fronce des sourcils.

"في سفرة كبيره وطويلة... رايح شي محال؟ في حداً أو شي ناطرك... واحد أو أوحده عام بطلع عليك... زعلان من شي بس مش عارف من شو ... زعلان من شي؟"
Ma tante me rend de nouveau la tasse afin d’y laisser au fonds l’empreinte de mon pouce ou de mon index. Je laisse une belle trace blanche et ronde. Elle esquisse un sourire.

Je suce mon doigt emprunt du goût du café et de cardamome, les yeux clos.

Mon vœu sera peut-être exaucé.

Un vœu d’enfant.