jeudi 10 mai 2018

Pénélopes

Je tente de remettre un peu d’ordre dans ma tête.
Les visiteurs passaient de galeries en galeries. Des œuvres et des manuscrits d’un autre temps, vieux de deux mille ans y étaient exposés: pierres, mosaïques, ouvrages sacrés à l’alphabet familier mais indéchiffrable par le profane. Ils s’y trouvaient également des œuvres plus contemporaines : projections, cartes anciennes et photographies de ces contrées à la fois proches mais autres.
Les visiteurs passaient de galeries en galeries. Certaines plus obscures que d’autres invitaient au recueillement devant les collections exposées. Tous les visiteurs ne se ressemblaient pas. De simples curieux, sans lien personnel avec le thème de l’exposition, côtoyaient des visiteurs en quête de quelque chose ou de quelqu’un, parfois sans le savoir ; en quête d’un souvenir ou d’une explication, parfois pressés de trouver ce qu’ils recherchaient. Leurs traits et leurs yeux humides trahissaient souvent des origines levantines.
Les visiteurs passaient de galeries en galeries. Une sympathie semblait les lier. A vrai dire, ces visiteurs-là ne découvraient rien de nouveau. Ils se remémoraient et remettaient un peu d’ordre dans leurs esprits ou leur héritage. Une photographie prise au siècle dernier que le temps avait jauni servirait désormais à illustrer une histoire racontée jadis, à la perpétuer. Cette carte d’Anatolie ou de Syrie rappellerait l’orthographe du lieu d’où ils entreprirent une longue traversée. Une gravure parue dans un journal et sa légende précisaient un fait historique ou un décompte macabre.
Un visiteur demeura figé devant une série de photographies contemporaines. L'une de celles-ci retint toute son attention. Il ne cessait de la contempler, muet, incrédule et immobile au milieu des passants. Il s’agissait du portrait d’une dame posant dans son appartement. Elle était assise dans un fauteuil, tournant le dos à une fenêtre, une tasse de café turc à la main. L’auteure était à ses côtés, une troisième tasse était posée sur la table basse devant elles. Les volets fermés, le fauteuil houssé et un éventail à portée de sa main évoquaient la chaleur d’une journée d’été. Il reconnut cette tenue qu’elle portait, dont il confondait souvent les fleurs qui y étaient brodées avec des papillons. Il reconnut le décor et le salon de son enfance dans lequel la photographie avait été prise. Elle le fixait et lui portait un regard doux, affichant un sourire timide et bienveillant.
Ses yeux allaient et venaient entre le cartel et le portrait. «Patiemment, elles attendent » était-il inscrit sur le panonceau. Pourtant, il ne pouvait l’appeler car elle était déjà partie. Sa Tante, sa marraine, était partie mais elle l’attendait à Paris dans cette galerie d’exposition de l'Institut du monde arabe consacrée aux Chrétiens d’Orient. Patiemment. Tranquillement adossée dans son fauteuil, un café à la main. Dans cette photographie comme une fenêtre ouverte sur un salon si familier de Beyrouth ; comme s’il était de l’autre côté d’une rue ensoleillée, comme si cette tasse posée sur la table basse était la sienne. Il lui aurait posé toutes les questions qu’il n’avait jamais osé lui poser.
Il tentait de trouver un sens à tout cela. Et s’il ne l’avait jamais su. Et s'il n'était pas venu?
Les visiteurs continuaient de passer de galeries en galeries et je suis resté un long moment planté devant cette photographie.
Et puis j’ai souri.